Je suis aussi un
peu forestier à
mes
heures, dans un coin encore
tranquille bien que situé à une heure de la
Défense.
À force
d'en
planter, d'en bûcheronner et d'en débroussailler
quelques arpents, j'ai
appris à considérer la forêt comme une
source intarissable de
méditations.
Le
milieu forestier est très riche de métaphores
illustrant les effets
de chaque décision humaine, en interaction avec un
écosystème moins
immuable qu'il n'y paraît, sur une organisation quelle
qu'elle soit.
Aucune intervention humaine, aucun accident naturel ne passent sans
laisser une trace durable.
Les
conséquences de
chaque décision, faste ou néfaste, restent
marquées dans le paysage des
décennies, voire des siècles après que
les responsables aient disparu.
Le
conflit entre impératifs à court terme et
développement durable
s'y manifeste à chaque détour de sentier.
La
forêt montre aussi à quel point les fondements
d'une politique
d'investissement, apparemment indiscutables en leur temps,
s'avèrent
inappropriés lorsque le reste du monde évolue. On
a planté beaucoup de
résineux à faible valeur et à
croissance rapide au milieu du 20ème
siècle... pour produire un bois qui, de nos jours, est
obtenu à
meilleur
compte en Amérique ou en Europe orientale.
Jusqu'à
l'aube du 19ème siècle, on
a continué à planter des arbres
de haute
futaie pour fournir des mâts à la marine de guerre
des générations
suivantes... mais les générations suivantes ont
été celles de l'acier,
du charbon et du pétrole. Dans ce dernier cas, cependant,
tout n'a pas
été perdu, car nos plus belles forêts
domaniales, loin de leurs
objectifs belliqueux d'autrefois, contribuent à la
qualité de notre
cadre de vie et peut-être à l'attrait touristique
de nos paysages; on
peut donc considérer qu'il y a eu un changement dans la
"proposition de
valeur" plutôt qu'un investissement perdu. Un projet peut
être utile et
efficace même s'il manque complètement son
objectif initial. Attention,
l'inverse est vrai aussi...
Considéré
individuellement, l'arbre est une organisation. Il est unique
même s'il
en existe des milliers d'autres de la même espèce
autour de lui. Chacun
a une forme aussi spécifique que les empreintes digitales
d'un être
humain. D'ailleurs, si vous avez quelques bases théoriques
en
informatique, vous savez bien qu'une structure arborescente peut
représenter toute autre structure de données
(bon, je reconnais que
là, je joue un peu sur les mots). Les mêmes
recettes de
croissance pratiquées par le sylviculteur n'agissent pas de
la même
manière sur un sujet et sur un autre. Tout
phénomène extérieur qui
affecte l'arbre produit des effets immédiatement visibles,
mais aussi
des effets à très long terme qui surprennent
l'observateur extérieur
lorsqu'ils
se
produisent. On peut voir soudain dépérir un arbre
qui
semblait se porter à merveille ces dernières
années, simplement parce
qu'il n'avait jamais pu, dans son organisation interne,
réparer les
dégâts invisibles provoqués deux
décennies plus tôt par un gel
sévère,
une sécheresse ou un feu.
Comme
toute organisation, l'arbre possède un système
d'information. Mais,
n'ayant pas été formé à
l'école systémique française du 20ème
siècle,
ce
système d'information ne se distingue ni du
système de pilotage, ni du
système opérant. The network is the
tree, disait (presque) un philosophe californien dont j'ai
oublié le nom. Notez bien que, malgré cette
simplicité rustique (ou
grâce à elle), un arbre qui a franchi le stade
infantile peut vivre
beaucoup plus longtemps que la plupart des organisations humaines que
nous connaissons. Il faut quand même dire que, dans la
forêt, le taux
de
réussite des start-up
est
presque aussi faible que dans la net-économie; pour chaque
million de
jeunes pousses qui naissent au printemps, il reste à peine
une poignée
d'arbrisseaux l'année suivante. C'est pour cela que la
plupart des
humains arboriculteurs aiment mieux planter des arbres
déjà un peu
grands que de les semer. Une bonne idée, à
condition de trouver un
juste
milieu car moins l'arbre est jeune plus la délocalisation
est difficile.
Comme toute organisation, l'arbre possède une partie visible, aérienne, la seule qui intéresse d'ailleurs la plupart des humains (que ce soit pour le paysage, pour le chauffage ou pour le mobilier). Mais aussi une partie souterraine, obscure, non documentée, dans laquelle s'opère une alchimie encore très mal connue, et qui effectue des échanges continus avec d'autres organismes souterrains (des sous-traitants de l'ombre). Cette partie cachée détermine largement sa survie et son développement, et participe à tous les processus fondamentaux de son métabolisme. Pour l'arbre, l'essentiel est dans le non-vu et le non-dit.
Symbole de persévérance et de
sérénité, lien entre ciel et terre,
entre
passé et avenir, l'arbre est un rappel vivant des
fondamentaux de notre
cadre de vie. Mais il illustre aussi deux monuments de la
poésie informatique:
la récursivité et les fractales. Et
ça, tout de même, c'est beau...